Emilienne Farny
La peinture
Emilienne Farny a toujours pris le parti de la réalité. De peinture en peinture et de série en série, elle s’est obstinément consacrée à ce qu’elle avait sous les yeux: Paris en chantier, où elle a habité une quinzaine d’années, puis les villas cossues et les paysages aseptisés de la Suisse, les rives bétonnées du lac Léman, les décors urbains avec grafftis, publicité, parkings, sous-voie, fenêtres sur cour, bancs et trottoirs, etc., ainsi que son univers de peintre, ateliers et vernissages. S’il fallait lui trouver un apparentement, ce serait avec Vallotton, Hopper, Szafran, Lichtenstein, c’est-à-dire des peintres qui nous laissent dans l’incertitude quant au mode d’emploi de leurs œuvres. «Ce que je peins, dit-elle, c'est aujourd'hui: des graffiti avec des gens qui passent, des personnages de dos qui déambulent au bord d'un lac ou assis sur des bancs, des parkings, des vernissages, etc. Je n'explique pas le monde, je le peins avec sa folie, sa tendresse, son désarroi, et sa solitude surtout. Dans toute sa beauté aussi, celle qui niche partout pour qui sait la débusquer. Je n'ai aucun message à transmettre sinon un instant d'éternité volé au quotidien».
On pourrait penser de prime abord qu’Emilienne Farny est sujette à la distraction. De fait, par on ne sait trop quelle perversion du regard, elle est fascinée par ce que l’attention ordinairement élimine ou occulte; elle fréquente les terrains vagues de la réalité, les apparences, les intervalles, les marges, les recoins, les détails, les banalités, tout ce à quoi une rhétorique occidentale du sens a fait une mauvaise réputation. E.F. paraît ignorer la discrimination entre la vérité et la superficialité, entre l’essentiel et l’insignifiant, entre le centre et la périphérie, entre la figure et le fond. Elle pratique visuellement l’«attention flottante» des psychanalystes, qui consiste à se soustraire au message intentionnel pour laisser advenir ce que l’évidence a pour fonction de dissimuler.
Alors que le mot d’ordre esthétique est à la répudiation du savoir-faire pictural, Emilienne Farny cultive une technique rigoureuse et raffinée, bien propre à accentuer la présence et l’énigme de ce que nous avons quotidiennement sous les yeux et que par conséquent nous cessons de percevoir. On l’a donc vue célébrer aussi bien le bonheur suisse que le bonheur tout court, ou l’indétermination des choses — célébration suspecte, sans doute, à propos de laquelle un commentateur a pu parler de «perversion parallèle».
Vision critique ou vision éprise ? L’ironie qu’on pourrait déceler dans ses descriptions minutieuses est contrebalancée par la ferveur technique et par une véritable passion du regard. «Le vrai mystère du monde est le visible, et non l’invisible», a dit Oscar Wilde. Emilienne Farny est hyperattentive aux apparences, à la stratégie des apparences, se faisant un plaisir, malin ou non, d’intensifier l’ambiguïté des choses, avant que les mots ne viennent définir et trancher brutalement dans le sens de l’approbation ou de la dénonciation.
Ainsi en va-t-il du béton, ce matériau omniprésent, tantôt neuf, géométrique, intact dans sa matité, tantôt blasonné aux couleurs signalétiques de la circulation, tantôt fissuré, corrodé, envahi par le cambouis ou par la mousse. E.F. l’envisage pour une fois à distance respectueuse, et dans la sauvagerie de son apparition, avant que le discours ne le colonise ou que la réflexion ne l’enrôle en le célébrant ou en le stigmatisant. Mais la morale de l’image picturale, c’est de n’en point avoir, c’est de retenir l’enchantement du premier regard, c’est de prolonger le suspens ou le silence antérieur, comme un accord irrésolu.
Somme toute, s’il y avait un bon usage à faire de ces peintures, plutôt que d’emblée s’en détourner pour discourir sur le mobilier urbain, ce serait de s’attacher au traitement pictural, aux solutions techniques complexes qu’il a bien fallu trouver pour rendre les avatars sensibles des graffitis, par exemple, pour transcrire dans le langage de la peinture, c’est-à-dire de l’acryl et du pinceau, les traces furtives et souvent adultérées d’un spray. Se trouve ainsi exacerbé le désaccord déroutant entre la banalité du motif et la subtilité de son traitement pictural, entre la frigidité du mobilier urbain et l’intensité sensible de la peinture, entre l’impassibilité de l’objet et la passion du regard. Peut-être est-ce de cet improbable croisement que procède l’effet paradoxal et péremptoire de beauté.
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